La connerie

Avec les copains de mon âge, on s’éclate. On est tous de vieux hiboux déplumés et on se marre en se moquant les uns des autres. On se traite allégrement de vieux machin . On se sent comme dans un carnaval où nous serions déguisés en vieux. C’est tordant !

Nos copines sont aussi déguisées en vieilles. Mais derrière les apparences, je vous prie de croire qu’elles ont un sacré tempérament. Elles ont la coquinerie au coin de l’oeil, et elles percutent au quart de tour aux allusions et jeu de mots. Elles jouent souvent les ingénues, mais dans l’alcôve elles vous montent au ciel en moins de deux. Ce ne sont pas les quelques ayayails dans les articulations qui troublent ces moments d’extase.

Parfois, l’un ou l’une d’entre nous, nous revient du monde des moins vieux avec la tête pleine de papillons noirs. Alors, nous agitons tous nos éventails à conneries pour chasser ces parasites aussi inconsistants qu’encombrants. Nous savons tous faire cela. C’est vrai, ce serait vraiment trop con d’avoir traversé toute une vie sans avoir acquis ce minimum de savoir-faire.

On a un principe, nous les vieux : derrière tout souci, se cache une erreur. Alors, au lieu de se laisser empoisonner l’existence avec des remontées de cochonneries intestines, on cherche l’erreur et, le plus souvent on la trouve assez vite. Il ne reste qu’à rectifier et on repart du bon pied.

Avec quelques autres, on a remarqué que la plupart des erreurs ne viennent pas de l’être, mais de l’avoir. Tout ce qui fait mal vient de là. La peur de manquer de quelque chose crée un climat interne douloureux. Que ce soit, par exemple, la peur de manquer d’affection, de considération, de moyens quelconques ou autres manques d’avoir encore plus ; plus de ceci, plus de cela, on est toujours dans la même erreur. Quand on est vieux, on a la chance de s’en rendre compte ; on a appris à ne plus s’attacher à ces broutilles. Du coup, tout est simple. Quand l’avoir n’est plus une nécessité on l’accueille par surcroit ; en plus, comme autant de cadeaux non demandés.

Un « je t’aime » ou un « merci » n’est pas perçu comme le soulagement d’un manque récurrent, mais comme une petite fleur de plus dans le paysage. Tout est en plus ; nous savons, nous les vieux, que tout ce qu’on peut perdre n’a pas de valeur ; en effet, il viendra bien un moment où on le perdra de toutes façons. Alors, s’acharner à compenser des moins, on ne va pas perdre son temps avec çà. C’est paradoxal, perdre son temps par peur de perdre quelque chose perdu d’avance,

Je suis bien content d’être vieux. Comme avec un bon vin vieux, je peux savourer la vie grâce à l’être que j’ai le bonheur d’être. L’avoir, oui bon un peu mais bof, ce n’est qu’un accessoire temporaire ; comme des souliers ou une cravate ; je ne vais pas faire des caprices avec cela, comme quand j’avais 4 ans. Tandis que l’être que je suis, avec toutes les possibilités dont je ne ferai jamais le tour, que d’émerveillements il me réserve ! L’être que je suis est toujours là et m’accompagne partout. Il se sert temporairement de ce corps, un peu vieux, certes, mais qui suffit largement à apprécier l’univers dont je suis. Oui, je suis bien content d’être vieux ; d’ailleurs il m’arrive, par coquetterie, d’exagérer mon âge, pour paraître encore plus vieux ; pour avoir l’air plus dégourdi.

Avec mes amis, on se régale d’être vieux. Quand on est vieux on revient dans l’enfance, c’est bien connu ; mais, attention, il y a deux façons d’y revenir. Comme avec l’âge on a quand même acquis quelques notions élémentaires de métaphysique, on sait bien que rien n’est linéaire dans l’univers, mais circulaire. Circulaire, certes, mais avec un décalage à chaque tour. Quand l’alpha et l’oméga se retrouvent, il s’est passé quelque chose entre-temps qui les distingue qualitativement. C’est ainsi que ces retrouvailles de la vieillesse et de l’enfance sont naturelles. Cependant pour celles et ceux qui n’ont pas su percevoir ce décalage qualitatif, ils sombrent dans une conscience farfelue qui tente de ressusciter l’infantilisme des premiers âges. C’est bien malheureux pour eux ; au mieux ils errent dans la nostalgie de disques rayés, ou au pire ils s’égarent dans la résignation et la désespérance de points de vues et de comportements infantiles.

Heureusement, il y a l’autre façon de rejoindre l’enfance. Quand après une vie où les multiples expériences ont distrait l’attention, on retrouve enfin l’éclat initial de son regard d’enfant, voilà que maintenant on peut le transformer en lumière. Cette qualité primordiale du regard d’enfant faite d’insouciance et d’émerveillement s’est déployée ; l’existence a réalisé son grand oeuvre, la vie a réussi son enjeu.

Chose curieuse, il y en a qui croient que c’est difficile. Il a fallu un drôle de travail de sape de la part des précédentes générations pour laisser supposer une pareille ânerie. Ce qui est conforme à l’ordre naturel n’est jamais difficile. Regardez l’immense complexité qu’il faut à l’ordre naturel pour faire naître un enfant ; et pourtant vous trouvez que c’est difficile, vous, pour en faire un ? Encore faut-il, bien entendu, s’y prendre conformément à l’ordre des choses. On ne fait pas d’enfant en cueillant des pâquerettes (encore que…).

Et bien, tout est ainsi. Quand on est vieux on sait ces choses. On ne trouve pas difficile ce qui est conforme à l’ordre naturel. Retrouver son regard primordial, ce regard qui ne se soucie pas du lendemain, est loin d’être insurmontable ; bien au contraire ! Juste quelques habitudes erronées à rectifier. On a le temps, c’est long la vie ; d’ailleurs il n’est même pas nécessaire d’attendre d’être vieux. C’est évident !

Oh, bien sûr, tous les vieux ne sont pas comme nous. Il y en a qui se sont laissé torpiller. Malgré tous ceux qui tout au long de l’histoire se sont égosillés à répéter ces choses, ils n’ont pas entendu. Le tintamarre obscur des barbares, des abrutis et des égarés a couvert leur voix. A la longue les sociétés humaines ont érigé en normalité cette monstruosité. Il aura fallu quelques millénaires, ce qui est peu au niveau de l’humanité, pour enfin arriver à un tel stade d’exagération. On en arrive à un seuil de tolérance qui ne peut que s’imposer de lui-même. Vient le temps où l’ordre naturel humain ne peut qu’infléchir une tendance inverse pour retrouver une civilisation normale. Normale signifie conforme à la norme, c’est-à-dire à l’expression naturelle des qualités humaines fondamentales.

La joie de vivre, la pleine forme, l’enthousiasme, l’amour, l’admiration, l’extase ou tout autre faculté dont on ne sait plus se servir, sont la norme de l’ordre naturel humain. Comme tout est binaire en ce monde, le contraire est évidemment possible ; rien n’empêche de s’escrimer à planter des clous avec le manche du marteau. A force d’inverser les choses, on en est venu à se faire à l’idée que ce qui serait normal de vivre n’est qu’idéalisation, on l’a rangé dans des conceptions utopiques de paradis terrestre à la Walt Disney. Or c’est tout simplement naturel. Si ce n’était pas le cas, personne ne pourrait goûter ces niveaux de conscience. Or c’est accessible à tous ; ne serait-ce que par intermittence, qui n’a pas vécu cela, un bonheur simple non demandé, ne fut-ce qu’un instant ? C’est être malheureux qui n’est pas naturel ; il faut plein de raisons pour se rendre malheureux, il n’en faut aucune pour être heureux. Alors, s’il faudra sans doute quelque temps pour que toute une civilisation retrouve ses esprits, mais chacun peut individuellement s’y mettre tout de suite ; sans même attendre d’être vieux.

Nous les vieux, récents ou anciens, nous étions quelques uns à espérer voir de notre vivant le commencement de ce grand retour de l’humanité à sa juste raison d’être. Cà y est, c’est commencé. La période de dissolution de l’ancien monde commence par des crises intestines fondées sur des principes contre nature et des affrontements faits de larmes et de sang. Espérons que ce passage inévitable de douloureuse dissolution des anciennes conceptions fera place aussi rapidement que possible à une période transitoire. Une période transitoire, elle aussi inévitable, un temps plus calme d’extinction des feux, une sorte de traversée du désert destinée à perdre les anciennes habitudes et à permettre ensuite aux jeunes générations de construire une nouvelle civilisation sur des bases normales.

Le plus fort de l’histoire qui pourrait paraître inattendu à première vue, c’est que ce ne sont pas les vieux qui ont déclenché le mouvement, mais les jeunes. C’est eux que l’ordre naturel a influencé en premier pour s’indigner de l’état de notre société. Même s’ils n’ont pas d’autres références, même s’ils n’ont pas des notions approfondies sur les principes fondamentaux de la condition humaine, ni même les arcanes de base du véritable bonheur, ils savent au moins une chose : ils ne sont pas bien et il trouvent que ce n’est pas normal. Ce n’est pas normal, ils ont raison. Ils ne sont pas bien et ils le ressentent de façon, non seulement collective, mais aussi de façon plus évidente que les générations précédentes. Il a fallu boucher tous les horizons authentiques à nos enfants pour qu’une génération entière s’élève et se mobilise en disant que ce n’est pas possible. Sans savoir ce qui serait possible, ils savent intuitivement que ce n’est pas, en tout cas, dans les conditions du monde d’aujourd’hui. Et ils ont raison. Les jeunes indignés ont raison, les vieux crabes vont devoir, bon gré mal gré, aller se rhabiller. La plupart mourront sans avoir compris, c’est comme çà ; la roue tourne et rien ne l’arrêtera désormais. Le plus grand eldorado de l’histoire connue se prépare.

Il serait bon qu’une vague de bon sens facilite la traversée de cette difficile période, terrible pour beaucoup. C’est là que les jeunes ont besoin des vieux. Oh pas de ces vieux crabes qui occupent encore des responsabilités ou qui les briguent. Ceux-là, nous l’avons dit, devront aller se rhabiller. Ces jeunes indignés n’ont pas besoin, non plus, de ces vieux qui après une longue vie n’ont pas encore réussi à trouver les véritables arcanes de l’authentique bonheur. Non, pas ceux-là ; ils occupent encore trop d’espace et ils font tromper tout le monde avec leurs idées fixes. Mais, heureusement il y en a d’autres. Beaucoup d’autres.

C’est de ces vieux-là dont il est question ici. Ceux là, sont justement ceux qu’on entend le moins. Beaucoup d’entre eux ne se doutent même pas de leurs compétences et encore moins de la mission qui leur échoit aujourd’hui. C’est à eux de montrer du doigt certaines choses. Pas plus ; juste montrer du doigt et pas bien loin. Chacun selon son milieu et ses possibilités. Les grand mères et les grand pères n’ont pas à s’ériger en gourous ou en va-t-en guerre, ce n’est pas leur rôle. Ils ont simplement à montrer ce qu’est la dignité humaine. Ils ont à vivre et à exprimer autour d’eux la joie, l’honneur et le plaisir d’être des humains. C’est cela être digne de l’état qui est le nôtre.

Les indignés ont besoin de se faire une idée de la dignité. C’est aux anciens qui peuvent exprimer le bonheur et la joie de vivre et de transmettre. Ceux qui n’y sont pas parvenus n’ont rien à transmettre, c’est évident ; nul ne peut transmettre ce qu’il n’a pas reçu lui-même. Pourtant, pour ces derniers, ils peuvent s’y mettre ; bien souvent ils n’en sont pas bien loin et il n’en faudrait pas beaucoup pour passer des empoisonnements liés à l’avoir aux lumières de l’être. Ce n’est pourtant pas bien compliqué : il suffit de commencer par des conceptions logiques.

La première de ces conceptions est celle nous avons déjà parlé. On est en quête forcenée d’avoir. Et parmi ces multiples facettes, on voudrait avoir et avoir encore ; par exemple, avoir des explications pour tout. On voudrait avoir de quoi donner un sens à toutes choses et trouver à quoi çà sert. Mais les choses de la vie n’ont pas de sens particulier. Le merveilleux sentiment qu’on éprouve devant un paysage magnifique, l’envolée qu’on ressent au coeur d’une musique grandiose, le plaisir d’écouter un poème ou la joie qui nous étreint parfois, sont des choses qui se vivent mais qui n’ont pas de but en soi. La musique, les plaisirs simples, l’art, l’amour n’ont pas à s’expliquer ou à servir à quelque chose. Ils sont à prendre ou à laisser, c’est tout.

Avec les copains et les copines de mon âge, on sait que l’insouciance est le secret de la profusion de joies. Pour beaucoup, cela ne fait pas sérieux. Ce n’est pas que nous n’ayons pas de compassion pour les autres ; bien au contraire ! Nous en sommes d’autant plus désolés que nous avons conscience que ce n’est pas une fatalité de vivre à l’envers et de marcher sur la tête. Mais enfin, si s’efforcer de marcher à l’endroit n’est pas sérieux, qu’est-ce qui est sérieux ? Il faut bien qu’il y en ait quelques-uns qui donnent l’exemple. Si on veut cesser d’être con, il faut commencer par déconner. Je veut dire par là se libérer de la connerie qu’on trimbale depuis des lustres.

D’ailleurs, je fais, moi-même partie de ceux qui ont attrapé la Connerie étant jeune. Cette maladie contagieuse dont l’origine est incertaine en raison de ses multiples expressions, m’a atteint dans mon plus jeune âge. Ce n’est qu’avec le recul que je peux vaguement me rendre compte des premiers symptômes. En effet, je ne pouvais le réaliser sur le moment, car toutes celles et tous ceux qui m’entouraient étaient atteints de la même maladie. Qui plus est, comme c’est une maladie qui se manifeste chez les uns et chez les autres de façons très diverses, on a du mal à poser un diagnostic précis. Et puis aussi, il faut bien dire que quand on est atteint par ce terrible fléau, on est handicapé de l’intelligence et on ne comprend pas grand chose au milieu ambiant.

Évidemment, on peut atténuer quelque peu son désappointement quand on s’aperçoit qu’on ne pouvait guère y échapper ; la plupart des gens en sont affectés. De plus, on est conforté par l’idée que ce n’est pas une maladie incurable. Quitte à conserver quelques séquelles, la Connerie peut être guérie. Il est un certain nombre d’exemples, peu nombreux certes, qui montrent qu’on peut s’en sortir. Il suffit de savoir qu’une possible guérison est permise à tous, pour se rassurer et se mettre un peu de baume au coeur.

C’est la raison de cette étude destinée à rassembler quelques idées autour de cette maladie pour mieux la cerner et éventuellement y faire face et pourquoi pas, la vaincre. C’est une ambition d’autant plus légitime qu’on peut se rendre compte d’un premier coup d’oeil que la Connerie n’est en fin de compte qu’un brouillage parasite de nos facultés. Un brouillage, c’est comme un orage, la nature est intacte après son passage. Nos facultés restent intactes après une crise de Connerie.

Nous allons donc aborder ce sujet, mais je dois préciser d’abord un certain nombre de points pour éviter tout équivoque. Tout d’abord, je précise que je m’exprime en tant que malade. J’ai beau être vieux, il m’arrive d’avoir des accès de Connerie. Bien sûr, je vais beaucoup mieux que par le passé et ma vie est beaucoup plus agréable. Mais enfin, je me rends bien compte que je n’en suis pas à la rémission totale. C’est justement parce que j’ai mis personnellement beaucoup de temps à envisager de me débarrasser de la Connerie que j’écris pour celles et ceux qui pourraient aller plus vite. Je voudrais apporter ici des indications que j’aurais aimé recevoir dans ma lointaine jeunesse et qui m’auraient, sans doute évité bien des déboires. Etre une jeune con, c’est pardonnable et quasiment inévitable, mais être un vieux con, c’est catastrophique ! Alors, quel que soit son âge, il est toujours temps de commencer à se soigner.

Quelqu’un a dit : « Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors, ils l’ont fait ! ». Evidemment, ceux qui croient savoir que c’est impossible n’iront pas plus loin. Ceux qui, comme les petits enfants, savent qu’ils ne savent rien sont mieux placés…

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H.Arnaudy 2004