L’illusion

La vie passe comme un souffle et ne s’arrête pas ; on la respire au passage, elle vivifie un moment notre corps, puis va ailleurs et nous aussi. Tout passe sans grande importance et sombre dans l’oubli. Le soleil, la lune et les étoiles ne sont que de passage, témoins éphémères de l’illusion humaine. Illusion de retenir un instant, illusion qui pousse à s’accrocher à une poignée de terre, à une condition d’existence ou quelques habitudes. Illusion terrible excitée par la peur de perdre l’illusion elle-même et de ne rencontrer que le néant.

Ce qui n’est pas l’illusion est perçu comme le néant. Or le néant est encore une illusion puisque par définition ce n’est rien du tout. Attribuer une quelconque réalité à rien du tout est le résultat absurde d’une gymnastique mentale fondée sur une illusion, qui débouche naturellement sur une autre illusion.

Cependant toute illusion cache une vérité. Sinon ce ne serait pas une illusion, ce serait la vérité. Comme une illusion est une réalité (en ce sens où elle existe effectivement), elle est véritable et donc porteuse d’une forme de vérité.

Une forme est une expression transitoire d’une essence informelle (sans forme). Seule l’essence est Vérité, immuable telle une source créatrice, elle-même incrée. L’immense variété des formes qu’elle peut prendre est bien la preuve qu’aucune d’entre elle n’est capable de la représenter. La recherche de la vérité à l’aide de représentations formelles est typiquement illusoire.

Dans le monde formel qui est le nôtre, nous explorons des reflets illusoires qui sont autant de déformations, de désinformations qui conditionnent notre entendement. La conscience humaine aurait-elle d’autre choix ? Est-elle irrémédiablement condamnée à l’erreur, ou serait-elle qualifiée pour remonter jusqu’à la source, jusqu’à l’information véritable qui conditionne tout dans son ensemble ou dans ses moindres détails ? Quel perfectionnement de nos facultés autoriserait ce prodige ?

N’oublions pas que ce n’est pas en perfectionnant les bougies qu’on a découvert l’électricité. Ce n’est pas en voulant remonter le courant à partir de nos illusions, en perfectionnant nos pseudo-connaissances qu’on pourra découvrir ce qui est d’un autre ordre. Ce qu’on appelle Traditionnellement la Connaissance (avec un C majuscule) est une perception autre qu’une perception sensorielle ou mentale.

Si l’on peut convenir aisément que notre tendance à accorder une importance exagérée à des événements transitoires relève d’une très sévère myopie, on peut aussi considérer qu’un autre regard pourrait peut-être percevoir la mouvance comme expression d’une constante.

On peut envisager l’ensemble de la mouvance comme une multiplicité d’expressions de la constante unique, c’est dire que la seule réalité qui mérite d’être considérée comme telle et qui est la source unique de toutes les expressions. Chaque expression prise isolément séparée de son principe ne peut être que rigoureusement illusoire.

Il est curieux de constater que la plupart des humains s’abstiennent de réfléchir au delà du bout de leur nez et se contentent d’un monde où tout est choses (y compris soi-même avec cependant quelques réserves obscures dues sans doute à une lueur minimale d’intuition). Chaque chose s’explique dans ce schéma comme conséquence d’un concours de circonstances immédiatement précédent qui met en œuvre des choses qui elles-mêmes sont conséquences de circonstances etc. … Et ainsi de suite jusqu’à s’essouffler là où la science d’une époque s’arrête, comptant sans doute sur l’époque future qui ira plus loin dans les investigations, toujours en s’enfonçant dans une nébuleuse sans fin.

Cette tendance effrénée présuppose premièrement que l’être humain est en quête perpétuelle de vérité (ce qui le distingue apparemment des animaux), et qu’on peut découvrir la Vérité absolue et son Principe en décortiquant les choses pour leur faire avouer leurs principes individuels. S’il est juste que l’on peut déduire des principes de fonctionnement d’après des effets, il est également juste de considérer que ce n’est pas par l’addition de vérités contingentes et relatives qu’on approchera si peu que ce soit la Présence Infinie. Il suffit d’un minimum de jugeote pour ravaler cette ambition absurde qui prétend découvrir l’infini avec du fini. Chaque interprétation du fini, fusse celle qui envisage de grandes choses au regard de l’humain, comme le fameux big-bang par exemple, compte radicalement pour zéro au regard de l’infini. Ce n’est pas en additionnant des zéros que l’humain s’approchera de son propre Principe. Mais il est singulièrement entêté, depuis des siècles il insiste et il semblerait même qu’il creuse sans cesse le fossé. Malheureusement, ceux qui de toutes les époques ont quelque peu réalisé l’absurdité de cette course folle finissent par mourir un jour et sont remplacés par d’autres qui recommencent la même vaine gymnastique.

Alors, dans ces conditions, à quand la plénitude d’avoir tout compris, la satisfaction de pouvoir s’arrêter de courir et d’enfin profiter tranquillement du temps qui passe ? Force est de constater qu’en tous cas ce n’est pas par la voie du savoir cumulé des sciences. Depuis le temps que les hommes s’ingénient à faire avancer leur savoir, et bien qu’ils en tirent au fur et à mesure des applications nouvelles censées leur apporter plus de bonheur, il semble évident qu’ils ne sont pas plus heureux pour autant. Ou bien il faudrait s’entendre sur le sens du mot bonheur, lequel est entré depuis des lustres dans une bien étrange confusion. Pour beaucoup, il est devenu quasiment synonyme de la notion de moindre effort, d’un hypothétique confort dont on ne voit guère jusqu’où il faudrait encore aller pour enfin être satisfait de s’asseoir, ou d’un farniente végétatif à l’intérieur duquel chacun ferait ce qu’il lui plaît.

Dans les temps actuels, on s’est inventé la retraite pour vivre une période qui ressemblerait à çà. L’équation selon laquelle moins de fatigue et moins de contrainte égale plus de bonheur ne semble pas être confirmé par l’ordre naturel. L’ordre naturel semble plutôt susurrer aux oreilles attentives un autre style d’équation du genre : « plus d’oisiveté égale moins d’enthousiasme ou encore pas de bonheur sans enthousiasme »…

Dans le mot enthousiasme il y a Théos (Dieu), c’est à dire un élément qui n’appartient pas au monde des formes et de la matière, une présence abstraite du niveau des principes et des causes rigoureusement hors de portée de l’analyse scientifique des choses matérielles, mais peut-être accessible d’une autre façon . Les savants et les sages n’ont pas la même orientation. Depuis des millénaires les premiers cherchent toujours, les seconds trouvent parfois.

Sans pour autant dénigrer l’intérêt des sciences, encore convient-il de les limiter à leur champ d’application. La prétention d’éradiquer toutes les souffrances au moyen d’artifices matériels est une utopie infantile, c’est la grande illusion du scientisme moderne. Et quand bien-même, dans mille siècles, les sciences parviendrait-elles à un tel résultat, elles auraient atteint l’extrémité de leur ambition et l’humanité existerait dans une anesthésie générale, sans souffrances, certes, mais aussi sans motivation.

H.Arnaudy 1997