Tempête sous un crane…

Cling…

Le coiffeur, refermait sa caisse enregistreuse. De façon obséquieuse il ramena son client jusqu’à la porte. Ce dernier bombait le torse d’un air satisfait en respirant largement ; comme s’il était régénéré. Il semblait prêt à affronter le monde du dehors sur de nouvelles bases.

« Bonne journée », fit le coiffeur en s’effaçant pour laisser le passage.

  • Au revoir, fit l’autre, ses pensées déjà loin de là.

« C’est à vous Monsieur ».

Le coiffeur installa ce nouveau personnage dans le fauteuil. Un homme d’âge moyen à la mine insignifiante. Un individu sans intérêt ; ni ceci, ni cela, rien de particulier à signaler. Une tête bof… une corpulence ordinaire, des attitudes passe-partout ; bref, quelqu’un de neutre qu’on ne voit que distraitement ; et encore, ce n’est même pas sûr qu’on s’aperçoive de sa présence.

Malgré tout, le coiffeur faisait son travail de coiffeur. Il lui avait installé une blouse noire qu’il avait préalablement secouée derrière lui et posait une bande de papier crépon pour calfeutrer le col. Puis, reprenant un scénario maintes fois répété, le visage impassible il finit par prononcer la question rituelle : «  Alors, on les coupe comment ?… »

  • En pointes, fit l’homme insignifiant.

  • Comment ? Demanda le coiffeur, croyant avoir mal entendu.

  • En pointes, répéta l’autre de façon très distincte.

  • En pointe ? … mais, comment l’entendez-vous ? … fit le coiffeur en arrêt, hésitant, les sourcils brusquement égarés en haut du front…

Il se fit alors comme un arrêt sur image. Chacun gardant la pause comme si le temps suspendait sa course habituelle. La petite échoppe était éclairée par une baie vitrée de taille modeste sur laquelle on avait collé une réclame de lotion capillaire. La lumière du dehors mettait en valeur une myriade de chiures de mouches qui avaient entrepris, depuis des temps reculés, de décorer à leur façon cette entrée de la lumière.

Pour se donner la contenance d’un professionnel qu’on ne prend pas au dépourvu, notre coiffeur attrapa vivement un peigne et sortit de sa poche des ciseaux qu’il fit cliqueter dans le vide à trois reprises. Puis s’étant surbaissé d’un cran sur ses jambes et s’étant calé dans cette position, il fixa dans la glace le reflet de l’homme insignifiant, comme un coureur de fond sur les starting-blocks qui attend le signal du départ.

Tout au long de cette manoeuvre, il avait employé les quelques secondes qu’elle lui permettait de grignoter, en une gesticulation mentale faisant fourmiller de multiples hypothèses aussi improbables les unes que les autres. En pointe ? Quoi … ? en dessinant une pointe sur le front, comme Mickey… , ou peut-être une pointe sur la nuque, comme l’arrière de ces voitures du début du siècle dernier qu’on appelait Trefle ; ou quoi encore, comme des cornes, mais où, comment … ? Cet homme était-il un pince sans rire, ou un hurluberlu ?

Quand l’homme insignifiant désigna du doigt ses pattes, le coiffeur quitta vivement la pause, brusquement soulagé par la vive lumière qui resplendissait maintenant dans son esprit. « Bien sûr, se dit-il, où avait-il la tête, les pattes… , les pattes en pointe plutôt que rectangulaire », il l’avait fait cent fois… pourquoi avoir échafaudé un questionnement aussi invraisemblable ? Cet homme n’avait rien d’un original ou d’un fantaisiste. Enfin, quelles idées ? « Tu ne vois pas, et si je lui avais fait la tête de Mickey ou des cornes ? J’étais bon pour fermer boutique… scandale dans les journaux, émeute dans le quartier… ».

C’est pourquoi, le coiffeur, bien content de cet heureux dénouement, se mit promptement à l’ouvrage en redoublant de zèle et d’attention.

« Nous aurons une belle journée ! », fit-il, comme pour chasser cette fumée mentale devenue inopportune.

  • « Tant pis ! », fit le client d’une expression neutre ; aucune mimique, gestuelle ou ton particulier qui puisse laisser comprendre dans quel esprit il faisait cette curieuse remarque.

A nouveau, le coiffeur se plongea dans différentes conjectures. Cet homme serait-il paysan et a besoin de pluie ou autre chose encore qui justifierait cette réponse. Allez y voir, il y a tant d’hypothèses… Mais enfin, d’habitude, même si on a des raisons personnelles différentes on répond toujours quelque chose comme « et oui, il va faire beau ». Il est pas clair ce type.

Alors pour engager un peu de convivialité, il questionna : « Vous êtes dans le coin ? ».

  • « Non, répondit l’autre, je suis du milieu ».

Notre coiffeur une nouvelle fois marqua un temps d’arrêt. A demi surbaissé sur ses genoux, dans une pose professionnelle maintes fois répétée, il fixait le reflet de l’homme insignifiant dans le miroir d’en face. Même la mouche bleue qu’il chassait depuis le matin avait suspendu son vol. Elle s’était posée sur son doigt. Ce fut d’ailleurs une bonne raison de sortir du verrouillage de l’instant en faisant à nouveau cliqueter les ciseaux dans le vide pour la faire partir. Enfin tout de même, quel milieu ? Le milieu des bandits corse … à moins qu’il soit dans la voie du milieu des bouddhiste… Mais dans les deux cas, il ne s’en vanterait pas… Qu’est-ce que c’est que ce Trafalgar ?

  • « Du milieu ? fit-il dans un de ces sourires polis et dents serrés, dont il se servait parfois en cas de difficulté »

…/…