CORRIDA

Aperçus sur l’ésotérisme de la corrida

Le sujet qu’il m’a été demandé de présenter fait suite à des propos que j’avais tenu il y a quelque temps sur l’analogie qu’on peut faire entre le rituel de la corrida et un rituel initiatique. Autant préciser tout de suite que je ne suis pas ce qu’on appelle un « aficionado » ; il s’est trouvé simplement, qu’étant marié à l’époque à une femme d’origine espagnole, j’allais régulièrement aux corridas à Toulouse du temps où les arènes existaient encore.

Ce n’est que longtemps après que j’ai réalisé que, pour des raisons hypothétiques, les auteurs de la forme actuelle de la tauromachie ont abouti, de façon volontaire ou non et peut-être en vertu d’une influence mystérieuse, à calquer tout le processus sur un parcours initiatique. Il me semble douteux que cela apparaisse au plus grand nombre, mais l’ambiance générée par le rituel ne laisse indifférent personne quelle qu’en soit la portée individuelle. Par ailleurs, je ne m’implique nullement sur l’opportunité du maintien de cette coutume d’un autre âge.

Juste quelques mots sur l’historique de la corrida qu’on peut lire sur Wikipédia. Au delà des nombreuses controverses quant à son origine, il semblerait que le culte de taureau remonte à des temps très reculés dans tout le bassin méditerranéen et plus particulièrement en Espagne. Au moyen-âge les nobles organisaient des chasses au taureau avec une lance, puis au cours du XVIème et XVIIème siècle ces joutes à cheval commencèrent à se codifier. Vint ensuite le combat à pied qui fit passer ce jeu aristocratique au plan populaire. Au XVIIIème siècle un certain Francisco Romero perfectionna cet art ; il est considéré comme l’inventeur de la corrida moderne. Plus tard, vers le milieu du XIXème siècle, un certain Francisco Montes rédigea un traité qui devint le premier règlement officiel de la tauromachie actuelle.

L’objectif de notre travail n’est pas d’entrer dans les aspects profanes qui entourent cette coutume, ils n’ont guère d’intérêt pour notre propos. Notre objectif consiste simplement à nous appuyer sur les différents symboles et à leur mise en œuvre pour dégager une analogie avec un parcours initiatique selon une succession de phases rituelles, telles qu’on les retrouve dans différentes cultures. C’est, bien entendu, avec un regard idéalisé que nous considérerons les différentes phases, bien conscients que dans la réalité, il est hautement probable que c’est surtout un aspect purement profane qui préside dans les arènes ; un aspect fortement émotionnel qui se substitue à la symbolique. Or c’est seulement l’aspect symbolique qui nous intéresse ici.

C’est ainsi que, pour commencer, nous observons que l’arène est circulaire. Le cercle peut symboliser le ciel, c’est à dire le monde supra individuel, cause et principe de toute manifestation ; mais ceci, s’il est placé en haut comme la coupole d’un édifice religieux par exemple. Or, ici le cercle est au sol ; il symbolise alors un cycle terrestre considéré sous son aspect sacré. « Arena » signifie sable ; il s’agit donc du cycle éphémère de la vie humaine, sous un aspect central et idéalisé. Il s’agira, de fait, de ce combat progressif de la Lumière contre les ténèbres qu’on pourra formuler de différentes façons ; par exemple de la lutte de la Connaissance contre l’ignorance, ou encore celle de l’être essentiel contre l’Ego. Sous cette acception, l’arène représente le cercle intérieur de l’initié dans son parcours initiatique ; ce monde privilégié « de la pensée et de l’action ». A l’extérieur du cercle, séparé par une palissade (qu’on appelle « talanquera » en espagnol) c’est le monde profane, c’est à dire celui de ceux qui, bien qu’intéressés, n’ont accès qu’à une forme passive, à une version « exotérique » et donc extérieure du sacré. Le monde ésotérique est celui de l’action sacrée, action effective et intérieure.

Le cadre étant ainsi posé, il est clair que tout ce qui va entrer dans l’arène appartient à l’ésotérisme et par suite à l’action sacrée. Les différents participants sont des aspects particuliers de l’être qui vont s’aider ou s’opposer. L’enjeu est la réalisation spirituelle ; la lutte réclame du courage, c’est une question de vie ou de mort de l’esprit. L’enjeu d’un parcours initiatique est de même nature ; il est divisé généralement en 3 phases principales (par exemple, comme chez les pythagoriciens : apprenti, compagnon, maître). Au début la matière domine l’esprit et après une phase intermédiaire, l’esprit dominera la matière. Il en est de même pour la corrida qui se déroule en 3 phases appelées « tercios ». Il n’y a pas de hasard.

L’aspect supérieur de l’être humain, qu’on appelle parfois « l’être essentiel », cette parcelle divine, ce grain de lumière qui luit dans les ténèbres est symbolisé dans la corrida par l’homme en habit de lumière. Qu’on l’appelle matador, torero ou toréador, qu’importent les nuances, c’est surtout le symbolisme de l’habit de lumière que nous retiendrons. Concrètement il s’agit d’un habit collant, aussi près du corps que possible, qui symbolise un état primordial sans habit matériel, une nudité irradiant le soleil intérieur de l’intelligence spirituelle. C’est l’aspect de nous-même plus ou moins perceptible ou révélé, cette étincelle à la source de notre « raison d’être » d’origine supra-humaine.

Quant à l’aspect le plus inférieur de l’être humain, il se trouve dans sa contrepartie animale. Bien sûr, il ne s’agit pas de mépriser la corporalité comme l’ont fait certains, c’est bien au contraire la condition nécessaire qui offre l’hypothèse d’une vie capable d’éveiller une conscience vers l’authentique Lumière. Nécessaire, certes, mais pas suffisante car la haute pression de la bête n’envisage que ses propres instincts, et s’oppose puissamment à ce qui ne la concerne pas. Cet aspect de nous-mêmes, qui est un « moi » temporaire qu’on appelle Ego, constitue notre pire ennemi, un aspect obscur et noir symbolisé dans la corrida par le taureau. Ce n’est pas qu’on le déteste, ce serait encore passionnel ; l’objectif est tout simplement de l’empêcher de nuire. Ce ne sont pas les aspects corporels qu’il convient de détruire, mais seulement leurs prolongements psychologiques et psychiques obscurs ; ce sont eux les tueurs aveugles. Le taureau symbolise les passions, que ce soit sous forme de colère, d’envies, de fanatisme, d’avoir, de jalousie ou quantité d’autres travers que les grecs symbolisaient par le contenu de la boîte de Pandore. On comprend qu’en face d’un tueur interne il va falloir faire preuve de courage et de discernement.

C’est pourquoi tout travail initiatique ne peut être placé que sous une autorité spirituelle, capable d’avoir une influence suffisante, pour donner à notre infime lumière de quoi pouvoir surmonter tant bien que mal ce terrible obstacle. Dans la corrida, l’initié va se recueillir dans une chapelle avant de s’engager dans le combat. Le principe est partout le même. Ensuite, le matador va se placer au centre de l’arène et exécuter avec sa coiffe (apparentée au chapeau de maître), un geste lent et circulaire. Le décor est planté, le parcours initiatique peut commencer.

Le taureau terrible et brutal fait son entrée. Comme l’homme est un initié, il l’a vu et le reconnaît. Il le perçoit pour ce qu’il est. Un ennemi qui veut le tuer. Un profane le verrait différemment et se laisserait facilement tromper et détruire par ce qu’il prendrait pour des élans ordinaires. Il justifierait ses souffrances en pleurnichant, sans réaliser qu’il a prêté lui-même le flanc à des coups de cornes qu’il aurait pu éviter. L’ignorant ignore son pire ennemi. L’initié, lui, n’est pas dupe ; il a progressé dans son « connais-toi toi-même » ; il connaît la source de ses souffrances, de ses peurs et frustrations. C’est bien de cet ego, de ce taureau, dont il convient de se méfier. Combien d’entre nous se sont laissé atteindre ici ou là, et combien sont allés se réfugier derrière les talanquères, au delà du cercle du combat en se confectionnant une vie profane conforme aux désirs de la bête ? C’est un bon moyen de l’apaiser et de la laisser dormir. L’ego repu ne donne pas de coups de cornes ; il suffit de lui ménager ce qu’il demande. L’égoïsme est un bon moyen , les honneurs et le confort de la vie profane en sont un autre. Mais on n’y réussit pas toujours, et nos vexations, frustrations et autres souffrances sont autant de témoins de notre erreur fondamentale qui consiste à ne pas voir que c’est essentiellement à l’intérieur que se situe la cause ; pas ailleurs. Cela l’initié le sait.

Oui, cela, l’initié le sait. Aussi il voit venir les coups et la seule parade qu’il puisse faire à ce degré c’est l’esquive. C’est le degré d’apprenti, il n’est plus dupé par la bête, c’est lui qui la dupe. Il l’attire avec la cape et esquive avant d’être touché. Ollé ! On notera au passage qu’une cape est par nature une protection pour déjouer la rigueur des intempéries ; quoi de plus symboliquement adapté pour déjouer, la rigueur des assauts du taureau ; Ollé ! Ce faisant, le matador apprend à connaître la bête, ses réflexes, ses tendances et particularités. Ainsi il peut prévenir ses futures attaques avec plus d’intelligence et d’élégance. Il ne fuit pas, il provoque au contraire, et aidés de ses frères (les péones dans l’arène), il poursuit cette première phase qui lui fait connaître plus intimement son propre ennemi. Il rectifie au fur et à mesure. C’est ainsi qu’en ce qui concerne celles et ceux qui sont sur un parcours analogue, ils ne fuient pas les occasions de souffrance, mais ils apprenent progressivement à rectifier ou recadrer leurs conditionnements maladifs ; ils apprenent à frôler les cornes sans être touchés. Ollé !
La tolérance, la miséricorde ou la compassion sont autant de passes savantes qui déroutent l’ego. Ollé !


Cependant, l’ego ou la bête reste bien vivant. On est à la merci de la moindre inattention, et cela arrive parfois. Aussi, il faut aller plus loin. Mais ce n’est pas possible tout seul, il faut affaiblir la bête avec une force extérieure qui lui soit supérieure. C’est le moment où les picadors entrent dans l’arène. Venant d’ailleurs, ils viennent dans ce cercle initiatique individuel. Ils appartiennent au patrimoine humain véhiculé par la Tradition. Ils peuvent représenter l’apport des grands initiés, des doctrines authentiques et des enseignements que contiennent les textes sacrés. Ils sont plus solides et plus forts que ce dont on dispose tout seul. On a besoin d’eux pour affaiblir les velléités intestines de notre ego. Comment imaginer qu’on pourrait se passer de ce soutien ancestral ? A ce stade on est passif ; le torero se contente de diriger le taureau vers les picadors, l’initié se contente de lire ou d’écouter en dirigeant son ego sur le contenu du message de la Tradition.

Cet apport est nécessaire, certes, mais il n’est pas suffisant. Encore faut-il intégrer personnellement ce qui a été apporté. Le fait que nous soyons unique fait que cette capacité à toucher soi-même le taureau n’est pas directement transférable ; nous devons nous y confronter individuellement avec les moyens qui sont les nôtres. Dans la corrida, ce sont de petites piques qu’on appelle banderilles. Ce travail ouvre le deuxième tercio .

A ce stade, il n’est plus seulement question d’esquive. La bête est toujours dangereuse, il faudra toujours l’éviter, mais elle est affaiblie dans ses attaques. Il n’y a plus de cape pour la tromper, mais le corps nu et sans artifices a gagné en habileté ; il peut maintenant s’en passer. L’habit de Lumière prend ici toute sa dimension. Qui plus est, les cornes passent beaucoup plus près et l’enjeu consiste à affaiblir encore et personnellement la bête en lui décochant au passage une paire de banderilles pour l’amener au bord de l’épuisement. Les plus courageux cassent en deux la hampe des banderilles qui se trouvent être, de ce fait, deux fois plus courtes. Il faut aller au plus près, et même parfois toucher le fauve entre les cornes avec la main ou mieux encore avec le coude. Il s’agit là d’une audace nécessaire ; oser s’approcher autant que possible de son pire ennemi est le seul moyen pour espérer le vaincre.

Le matador pose trois paires de banderilles ; le nombre 3 et le nombre 6 évoquent l’action juste au plan de l’initié. Il arrive que ce ne soit pas le matador lui-même qui pose les banderilles, mais un de ses assistants nommé « banderillero » ; cela ne change rien au symbolisme si on considère que les différents personnages qui entourent le matador et forment sa « cuadrilla », sont ses frères au plan initiatique et représentent, en fait, différents aspects de lui-même. A ce sujet on remarquera que la cuadrilla qui assiste le matador est formée de 3 péones et de 2 picadors ; l’initié au centre de 5 extensions de lui-même suscite quelques pistes de réflexion…

A la fin de ce deuxième tercio, après ce travail sur lui-même progressif et courageux, l’homme tient en respect son ego affaibli. Il peut maintenant l’approcher en devinant d’avance ses moindres réactions. Le taureau et lui-même ne font qu’un ; intuition et connaissance guident ses gestes. Deviner vient du latin divinare, quelque chose d’origine divine influence son attitude. Il est maintenant d’égal à égal, il peut défier la bête, il est au bord de la maîtrise.

Puis, au son des trompettes le troisième tercio est annoncé. L’heure de vérité a sonné. Cette dernière expression utilisée dans le cadre de la corrida ne saurait mieux convenir à ce moment où il envisagé de dissiper les ténèbres de l’erreur et de l’ignorance. C’est bien la Vérité dans toute sa splendeur qui est censée surgir après la disparition de l’ego symbolisée par la mort du taureau. La Vérité ou la Lumière pourrions-nous dire aussi. Le matador s’avance muni d’une petite cape rouge qu’on appelle la « muleta » et d’une épée. La muleta est une pièce d’étoffe rouge ovoïde fixée sur un petit morceau de bois. Le rouge couleur de la passion et de l’amour annonce la fin des souffrances ; la forme ovoïde rappelle le symbole de l’oeuf, du germe qui, dans ce cas, préfigure la régénération, ou le retour à la vie en esprit après la mort du « vieil homme ». L’épée est ici une « épée de justice », ce symbole est omniprésent dans la plupart des parcours initiatiques. Elle est destinée à trancher, à séparer le vrai du faux ou encore le « subtil de l’épais », à détruire les ténèbres, à rétablir le juste retour des choses, à ressusciter l’ordre dans le chaos. C’est la naissance à l’esprit qui est envisagée ; la seconde naissance des écritures. Cet instant de vérité préfigure ce moment ou l’esprit dominera la matière.

C’est pourquoi, en raison de cette merveilleuse ambition le travail du matador (la faena en espagnol) se fera avec un accompagnement de musique de danse. C’est là que les matadors rivalisent d’adresse et d’élégance. Sagesse, force et beauté se conjuguent dans un éblouissant déploiement de raffinements. A l’approche de la minute de vérité, c’est un dernier adieu à ce qui nous a fait tant souffrir. Mais en même temps c’est aussi un moment de reconnaissance et d’amour pour cet aspect de nous-même qui nous a forcé au dépassement. Alors, pour quelques minutes encore on joue un peu avec cette compagne obscure qu’on va bientôt abandonner.

Tout à coup la musique s’arrête sans prévenir. Le taureau baisse la tête en signe d’acceptation. Le matador se rassemble et son épée vise le cœur des ténèbres. Plus rien ne bouge, le temps suspend son vol. Pas un son, pas un souffle. Tout s’apprête à basculer ; de la vie à la mort et de la mort à la Vie. En cet instant magique, la vie et la mort ne font qu’un ; la raison d’être de l’univers est impliquée. L’initié est au terme de « l’art royal ». Son dernier geste sera celui de l’éclair. Un trait de lumière venant du ciel signera son triomphe. Quand le corps s’effondre enfin, on a cette compassion chargée de larmes pour cette bête chimérique qui s’est constituée avec l’ensemble de nos peurs. Ce n’était pas de sa faute ; cet aspect de nous-mêmes croyait bien faire et réagissait avec force pour nous protéger. Malheureusement il se trompait.

Notre taureau individuel et portatif nous est ici été clairement désigné. Nous sommes tous des matadors, puissions-nous quelque jour triompher. Un parcours initiatique n’est jamais une voie facile, il nécessite la sagesse de la Foi, la force du courage et la beauté de l’intelligence.

H.Arnaudy Avril 2013