UN SONGE

Le songe à l’état brut

J’ai pris l’habitude d’employer le mot “songe” pour parler d’une sorte de rêve exceptionnel, très rare, qui a une double caractéristique : la première c’est que son vécu est tellement impliquant qu’on le vit de façon naturelle comme si on était réveillé ; toutes les perceptions sensorielles sont présentes comme en plein jour. La deuxième caractéristique de ce que j’appelle un songe est qu’il semble exprimer, par métaphore, quelque chose d’ordre supérieur. D’ailleurs, si j’ai choisi le mot “songe” pour désigner ces sortes de rêves, c’est par allusion aux songes des prophètes qu’on rencontre dans toutes les traditions. Pour ma part, j’en ai fait quatre dans ma vie. Celui-ci est le dernier, il date d’environ un an. Je n’en aurais sans doute jamais parlé à personne si les circonstances présentes ne m’avait donné à penser que ce qui transparaît au travers de ce songe pourrait peut-être inspirer quelqu’un pour en faire quelque chose dans son propre monde intérieur. Je le livre donc à l’état brut, sans le moindre commentaire, et je suggère que chacun se laisse librement pénétrer par ses propres réactions et interprétations.

Ce songe est survenu un matin au réveil. Il a surgi en réponse à des réflexions que j’avais faites la veille. En effet, alors que j’étais allé me promener en lisière de forêts, j’avais remarqué cette vie invisible qui circule d’être vivant en être vivant , des végétaux aux animaux et inversement. On ne la perçoit que par ses effets. Par exemple, chaque être vivant peut se vivifier en consommant d’une façon ou d’une autre la dépouille d’un autre être qui a cessé de vivre, et même le plus souvent, qu’il a tué lui-même ; c’est ainsi que les herbivores consomment des plantes, les animaux consomment d’autres animaux préalablement mis à mort. De même, d’autres observations font apparaître que les êtres vivants peuvent aussi se vivifier en empruntant à l’extérieur ce que d’autres offrent sans être obligé de mourir pour le céder, les fruits par exemple.
Cette réflexion m’avait amené à penser que, tout bien considéré, il n’existe qu’une sorte d’énergie circulante qu’on appelle la vie. Elle se transmet en grappe par de multiples ramifications imbriquées, elle anime provisoirement des êtres qui puisent cette énergie chez les autres et qui donnent à leur tour ce qu’ils peuvent donner jusqu’à en mourir. De fait, seul ce principe vivant est éternel et existe véritablement ; quant à la matière qu’il anime en passant, elle n’a pas véritablement d’existence propre ; elle n’est que poussière.


C’est ainsi que la matière qui serait inerte sans cela, laisse émerger une sorte de conscience quand elle est confrontée et pénétrée par ce flux vivant et vivifiant. Si, pour simplifier les choses, j’appelle Esprit ce flux qui transmet la vie et la conscience à tous les êtres vivants de la planète ; je retrouve cette façon de voir, mille fois exprimée par tous les sages de toutes les époques :” La conscience naît du contact de la matière avec l’Esprit”. Même si ce n’a pas été dit de façon si lapidaire, les sages en question, pour pouvoir être compris, se sont le plus souvent exprimés par des métaphores dont on ne peut se pénétrer de la profondeur que progressivement. Bien souvent elles demeurent pour beaucoup au premier degré, comme ce doigt qui vous montre la lune et qui vous la cache en même temps quand on reste à son niveau et qu’on perd de vue sa fonction symbolique.


Il semblerait que dans mon cas, l’événement qui s’est produit est précisément à l’inverse de ce qui se présente d’habitude. La réflexion s’est produite avant la métaphore et non après. Le songe n’a pas été une simple illustration de l’état du moment comme le fait un rêve ordinaire, mais bien au contraire, il a dépassé cet état pour me faire vivre véritablement un niveau de conscience que je n’avais abordé que de façon réfléchie (par réflexion, par reflet ou par miroir…).

Nous allons maintenant exposer les faits tels qu’ils me sont apparus. Bien entendu il serait facile de les romancer pour leur donner une apparence plus proche des habitudes de notre époque, mais je m’y refuse absolument car je ressens profondément que ce serait profaner cet évènement exceptionnel dont je ne mesure même pas, pour le moment, la portée. J’ajoute, pour être complet, qu’au moment de ce songe je traversais une phase corporellement douloureuse ; cervicalgie, lombalgie, cruralgie et j’en passe, semblaient s’être donné rendez-vous pour me maintenir quelques jours dans une sorte de conflit interne avec ma propre structure. Je pense que cette concomitance n’est pas innocente, loin de là ; cependant je l’indique simplement en passant car ce n’est pas le sujet pour le moment et il serait trop long de s’y attarder ; nous y reviendrons à l’occasion si le besoin s’en fait sentir.

Voici maintenant l’exposé des faits bruts.

Je me trouvais dans une sorte de clairière d’une immense forêt. Je me trouvais à une époque préhistorique. Je vivais comme si j’étais là depuis toujours, de façon habituelle et sans le moindre étonnement. Il y avait autour de moi des individus qui faisaient des choses diverses sans que j’y fasse véritablement attention. Une communauté tranquille faite d’homme de femmes et d’enfants qui semblait vivre en liberté, sans la moindre organisation sociale, un simple groupe d’humains parmi toutes sortes d’animaux et de végétations qui vivaient tous en symbiose et en interaction. Je regardais tout cela de façon distraite, j’étais dans mon monde, dans mon milieu ; apparemment j’habitais là depuis toujours. J’étais à un endroit particulier d’un vaste monde qui se déployait autour de moi ; un lieu sans importance d’ailleurs, il aurait pu être n’importe où ; je me sentais naturellement très proche des plantes et des animaux qui m’entouraient, comme si une évidente communication était établie d’emblée.
Quand j’écris ces lignes je me rends bien compte que le langage est impropre pour communiquer la réalité de cette circonstance. En effet, le langage organise les pensées, or là où j’étais, il n’y avait nulle organisation de quelque sorte que ce soit. Mes pensées, elles-mêmes, se déplaçaient au gré des mouvances du moment présent. Je vivais dans l’immédiateté ; ni passé, ni futur, ni réflexion d’aucune sorte. Tantôt le bruissement du vent dans les feuillages attirait mon attention, tantôt c’était une muette communication avec un animal qui passait par là. Je me souviens d’un écureuil qui me semblait très enthousiaste et nous eûmes une discussion, sans paroles, particulièrement animée. Parfois je rencontrais quelques-uns de mes semblables qui faisaient comme moi et nous échangions par moment de sympathiques bourrades ou des caresses affectueuses. Il arrivait aussi que l’un ou l’une d’entre nous, occupé à quelque chose, repousse les intrusions dérangeantes de certains de ses congénères ; vivement parfois et même violemment s’il y avait récidive et insistance. Tout cela dans une totale décontraction, rien ne semblait important et nous semblions vivre, avec insouciance, dans un éternel présent sans cause ni conséquence. Quand j’y pense aujourd’hui je suis étonné d’être incapable de dire si nous étions habillés ou non. J’ai simplement la vague impression qu’on avait sans doute quelque chose dessus, des feuillage ou des dessins je ne sais pas, mais en tous cas, cela avait si peu d’importance qu’on n’y faisait même pas attention.


C’est dans cette curieuse ambiance que le songe à véritablement commencé. Voilà que brusquement surgit du milieu d’un groupe qui arrivait en courant, un homme qui se précipite vivement vers moi. Il est très grand, très fort, athlétique et très beau. On dirait qu’il a parcouru une distance considérable pour me rencontrer et dans un même élan, il m’attrape et me soulève à bouts de bras avec un formidable éclat de rire joyeux. Il me tient en l’air avec admiration ; tel un père qui découvre son fils nouveau-né . Il continue à rire aux éclats, d’un rire qui ne s’arrête pas ; d’ailleurs, tout le temps où je serai avec cet homme son rire ne s’est jamais arrếté. Un rire grandiose et libéré, un rire hors du commun et sur-puissant, un rire avec un écho résonnant dans tout l’espace. Cependant, malgré la force et l’ampleur de ce rire extraordinaire, il semblait exprimer toute la splendeur masculine se déployant dans l’univers. Je ressentais une attirance et une affection sans borne pour cet homme ; son torse bronzé aux trois quarts dénudé, ses épaules et ses bras puissants qui me maintenaient face à lui me transmettaient la toute puissance du sentiment d’éternité. J’avais l’impression de le modéliser, de devenir comme lui et de m’identifier à cette représentation de l’Homme absolu.


Cet accueil grandiose et tonitruant dura peu de temps. Le groupe était arrivé en courant et voilà qu’il repartait maintenant à travers la forêt avec une même ardeur et ce même enthousiasme. J’en faisais partie maintenant et je courais à côté de cet homme qui continuait à rire joyeusement. Le terrain était mouvementé et on franchissait toutes sortes d’obstacles, Des arbres morts, des fossés, des petits cours d’eau, et avec une surprenante agilité on escaladait toutes sortes de végétaux répandus çà et là, des monticules ou des rochers épars. Le groupe progressait ainsi en pleine nature, apparemment sans autre but que le faire ainsi.

Bientôt nous eurent à affronter un autre groupe qui s’élançait vers nous en sens inverse. Ce furent bientôt des centaines de participants qui s’entretuaient allègrement sans perdre cette bonne humeur générale, comme s’il s’agissait plutôt d’un jeu que d’une guerre. Point d’ennemis, de simples adversaires occasionnels. Et pourtant la bataille faisait rage, on se servait de pierres ou de branches mortes éparpillées dans la forêt pour se taper dessus. Les coups portés étaient rapides et violents. Les pierres pouvaient servir à enfoncer des crânes ou pouvaient être lancées avec une surprenante habileté et précision. Les barres de bois servant de massue étaient d’une efficacité redoutable. Au milieu des clameurs venant de toutes parts, des hommes frappaient et d’autres mourraient. De nombreux cadavres jonchaient le sol.

Au cours de cet épisode je n’ai vu aucun blessé, ils étaient achevés au fur et à mesure avec le plus grand naturel, comme si on voulait éviter d’inutiles souffrances dans un combat somme toute très fraternel. En d’autres circonstances, cette forme d’humanisme aurait sans doute heurté ma sensibilité, mais là , je pensais comme eux et je trouvais cela très normal. Qui plus est, et là ça dépasse tout et on entre dans une autre dimension, on se servait des cadavres des compagnons abattus pour construire des barricades sans le moindre état d’âme. On s’en servait aussi pour construire des marches pour grimper sur les flancs de fossés ou de talus. Le plus fort de l’histoire, c’est cette impression que les morts continuaient à participer au combat avec les vivants. Ils participaient d’une autre façon mais ils étaient aussi présents et importants que les vivants. De fait, et c’était sans doute comme pour tous les autres, je ne ressentais pas une très grande différence entre les morts et les vivants. Non pas au plan physique, certes, les uns étaient actifs, les autres étaient inertes, mais je percevais sur un autre plan la présence effective des uns et des autres dans une communauté agissante bien soudée et vivante.

Comme je l’ai déjà dit, je courais avec les autres auprès de mon compagnon privilégié qui continuait à rire aux éclats en franchissant avec entrain toutes sortes d’obstacles. Très agile et puissant il se frayait un passage au travers des adversaires avec une facilité déconcertante.Je me contentais de le suivre en partageant son dynamisme et son enthousiasme. Je m’étais mis peu à peu à imiter son rire flamboyant lorsque tout à coup il fut frappé en pleine poitrine par une grosse pierre. Nous étions en train de franchir un torrent en escaladant d’énormes rochers ; quand il fut frappé, son corps se mit à virevolter et finit par venir se coincer entre deux rochers. L’instant d’après, les troupes qui suivaient se servirent de ce pont improvisé que constituait son corps mort bien calé. Le franchissement de la rivière se trouvait ainsi facilité pour tous. Le grand rire s’était tu mais la grande histoire continuait.


Je ne sais pas ce qui s’est passé ensuite, mais je me suis retrouvé un peu plus tard seul dans cette grande forêt à peine éclairée par un gracieux clair de lune.Il y avait autour de moi quelques cadavres épars qui semblaient plutôt dormir qu’être véritablement morts. L’ambiance était paisible et douce, un grand calme après les clameurs. Je m’étais assis sur un tronc d’arbre couché à terre et couvert de mousse, lorsque j’aperçus pas bien loin de moi un petit personnage maigrelet, tout aussi silencieux que je l’étais moi-même. Il s’est alors avancé vers moi lentement avec une attitude tranquille et une grande familiarité comme si on se connaissait depuis toujours. Par sa mine il semblait vouloir évoquer la bataille où nous avions tous deux participé et qui maintenant s’était éteinte. Quand son regard se tourna vers la Lune qui jouait dans la cime des arbres, je crois qu’il s’était mis à penser comme moi à ce grand rire disparu et au personnage exceptionnel auquel il appartenait. Cependant, je ne percevais pas la moindre tristesse dans ce visage serein qui arborait un mince sourire ; Il semblait être dans une étroite communication avec l’invisible et il chantonnait entre ses dents comme une mélopée qu’il mâchouillait en guise de paroles. Avec une expression mystérieuse ça faisait quelque chose comme ça : ”…niemm yem mienyem niemm… “ et ça durait indéfiniment.

Cette phase du songe se prolongea sur un temps indéterminé dans le calme de la nuit. À peine éclairé par les lueurs du clair de lune, je savourais silencieusement l’immense sérénité du monde qui m’entourait. Peu à peu je me fondais dans l’aura de cette nature, aussi bien animale que végétale ; j’étais devenu cette grande Paix immobile est vivante où créatures et Création ne font qu’Un .

Je ne sais ni quand ni comment la suite est intervenue. Il faisait presque totalement nuit maintenant et je n’étais plus qu’une ombre parmi les ombres. Tel une pensée libre et légère qui explore et découvre avec grand intérêt ce qui pourrait bien se cacher derrière les apparences, je cherchais dans la pénombre un quelconque mouvement susceptible de me montrer quelque chose. C’est alors que je vis une forme animale, quelque peu féline, qui trottinait le long de ce que j’identifiais comme un mur de verdure. Ce n’était encore que des ombres, mais peu à peu les contours se précisaient. La créature avait un petit trot léger, enlevé et sautillant qui me faisait penser à celui d’un renard. Je la distinguais à peine et elle semblait suivre un parcours circulaire autour de moi comme si elle était particulièrement intéressée par ma présence. Je l’étais d’ailleurs moi-même tout autant, si bien que peu à peu les ombres se matérialisaient et je perçus de plus en plus distinctement cette apparition surgie des profondeurs de la nuit.

Avant de pouvoir distinguer le reste de son corps ce fut tout d’abord un visage qui m’apparut, le visage d’une femme qui me regardait fixement avec une très grande intensité. C’était un visage aux contours délicats empreints d’une grande douceur, et comme l’ombre se dissipait progressivement, je réalisais que c’était une femme pleinement épanouie et rayonnante, dans un état de splendeur analogue à celui de cet homme, mon fabuleux compagnon du rêve précédent. Et comme pour lui, je me mis à éprouver pour elle un attrait fusionnel sans limites et sans réserves. Assez curieusement, et comme ce genre de chose s’était produit auparavant, son corps que je voyais maintenant de plus en plus distinctement, ne m’apparaissait ni nu ni vêtu ; il pouvait être tout à la fois et je n’accordais pas une importance particulière à ce détail.

Alors que lui, m’était apparu en plein soleil, en pleine action dans une éblouissante effervescence aussi joyeuse que tonitruante, voilà que maintenant, elle, me rencontrait discrètement et silencieusement au clair de lune, tel un reflet vivant de l’amour universel. Pendant quelques instants nos regards qui s’était soudés l’un à l’autre échangeaient toutes sortes de pulsions sur différents plans ; elle était tour à tour mon amie, mon amante, ma mère, ma sœur, et puis assez rapidement cette configuration s’est dissoute dans une sorte de creuset invisible où nous n’étions plus deux. Notre exceptionnelle proximité semblait avoir aboli les aspects distanciés du monde de l’espace et du temps. Bien au-delà d’une simple complémentarité s’était installé une sorte d’identité commune destinée à s’abandonner progressivement dans l’infinitude de l’identité suprême.

Cette impression d’abandon océanique était liée à une merveilleuse odeur qui s’était peu à peu construite comme une résultante de nos deux odeurs respectives. C’était un indicible parfum surprenant, inconnu et délicieux, un parfum d’une telle amplitude que brusquement tout s’arrête, le monde disparaît, plus rien n’existe que ce seul parfum. J’avais l’impression qu’on se respirait mutuellement, ou même qu’on était devenu une seule et même respiration qui puisait dans l’univers cet amour parfumé qui nous entourait et nous pénétrait. Par moment elle lançait dans la nuit une sorte de roucoulade faite d’une suite de notes aiguës comme celle d’un oiseau ; d’autres fois elle laissait filtrer un très léger ronronnement. En guise d’image d’elle, je ne dispose que de l’ombre furtive de sa silhouette devant le buisson, de l’image de son visage doux et affectueux qui a surgi de la nuit, et puis aussi, je ne sais pourquoi, une image fugitive de son ventre dénudé. Au cours de cet épisode je l’ai sans doute embrassée et peut-être plus encore, mais je n’en conserve aucun souvenir. Par contre, je me suis senti impliqué, depuis les confins de la galaxie jusqu’à la moelle de mes os, mais je n’ai ressenti aucun attachement exclusif pour cette femme en particulier. Elle a représenté à elle seule toute la splendeur de la féminité.

Ici prend fin ce 4e songe de mon existence. Il me reste à rechercher ce qu’un certain aspect de moi-même, auteur de cette métaphore, a bien pu, cette nuit-là, vouloir me communiquer.

Mystère et resplendeur !