VIEUX CON !
Quand on est jeune on est brut de décoffrage, c’est normal et c’est bien ainsi. On se confronte indistinctement aux plus belles choses de la société ainsi qu’aux toutes dernières stupidités qui surgissent, déguisées dans de nouveaux costumes, à chaque génération. À l’âge adulte, on est censé analyser et rectifier, s’il a lieu, ces choses-là à l’aide de sa propre expérience et par le développement d’un simple bon sens. Si cette phase se passe normalement, ce qui malheureusement n’est pas souvent le cas, on peut espérer pouvoir recueillir, quand s’approche la vieillesse, quelques miettes d’une certaine forme de sagesse qui pourrait permettre de terminer tranquillement et naturellement son parcours terrestre. Cependant, il faut bien convenir que cette dernière étape est essentiellement théorique ; c’est un terrain glissant qui nous fait facilement déraper vers un positionnement psychorigide de vieux croûton qui s’installe et on peut finir par devenir, en fin de compte, un simple simple fruit sec. Il existe heureusement quelques antidotes à ce malencontreux penchant.
Le premier de tous ces antidotes est celui qui est indiqué dans toutes les approches de haute sagesse. “Retrouver son âme d’enfant », c’est-à-dire retrouver cette fraîcheur d’esprit naturelle que nous avons perdu de vue au fil du temps. La vieillesse (poil aux fesses) et la vertu (poil au c..), vus dans un esprit rieur, ont sans doute beaucoup plus de validité que toutes ces conceptions qui ne trouvent sérieux que ce qui est austère. Je rappelle ici que le mot « spirituel » a un double sens ; il peut se rapporter à un éclairage d’ordre supérieur, mais on se sert aussi du même mot quand on veut parler de quelqu’un qui exprime facilement de quoi rire. On peut faire l’hypothèse que les deux vont ensemble, le double sens des mots est rarement innocent. Le Bouddha, par exemple, est toujours représenté avec un grand sourire ; j’ai dans l’idée que mettre ici et là dans sa propre spiritualité quelques éclats de rires enfantins pourrait bien dérider, décoincer, assouplir ou lubrifier ces monticules infranchissables d’hyper-rigidités semblables à des tas de ferrailles rouillées. Si un enfant rigole quand je rate une marche, voilà qui compense le désagrément…
Un autre antidote à l’encroûtement est d’intégrer dans ses conceptions ce principe fondamental : “Qui n’avance pas, recule”. La vie est par définition mouvement. Quand la conscience s’endort et s’installe sur ses lauriers, elle n’est plus vivante. Or, comme il y a forcément mouvement et qu’une conscience morte ne peut pas s’ouvrir et évoluer, elle ne peut que s’étioler, retourner en arrière et se rejouer sans fin les mêmes partitions mortifères. Ce tourniquet infernal ne peut que nous entraîner vers des positionnements puérils antérieurs qui auraient dû être dépassés et enterrés depuis longtemps. L’antidote consiste donc à se repositionner sans cesse, à reprendre ses conceptions à partir de nouveaux principes ou critères, de s’ajuster sur de nouvelles conditions d’existence et sur de nouvelles recherches ou habitudes ; bref, éviter de se jouer du “plus de la même chose”, élaborer un nouveau paysage intérieur, un paysage plus ouvert, plus tolérant, plus intelligent ; une progressive perception du beau, du bon, du bien, du vrai, et du juste serait la bienvenue. Cet antidote à l’encroûtement est tout simplement un “marche ou crève” vivifiant qui stimule l’ouverture de la conscience.
Un troisième antidote est l’utile confrontation à ce qui nous agace. Le tricotage perpétuel des choses de la vie, les multiples rebondissements, détournements, égarements et dispersions ou même l’inverse, des regroupements, rassemblements ou autres mouvements en tous sens qui font que d’instants en instants peuvent surgir des circonstances qui ne nous font pas plaisir ; et plus particulièrement, il arrive bien souvent que nous sommes confrontés à des comportements ou attitudes venant des autres, venant de ceux qui nous entourent ou de ceux dont on parle, des gestes, des idées ou conceptions qui nous vexent, nous agacent ou nous enragent.
Bref, on ne peut pas traverser la vie sans se mettre ici ou là sous le feu de circonstances où il se trouve toujours quelqu’un qui semble avoir pour mission de nous empoisonner l’existence. Et bien voilà ! C’est justement là que se trouve le troisième antidote. “L’enfer ç’est les autres” disait Sartre ; on considère ici que ce n’est qu’une première impression car en fait, c’est précisément le contraire. Ces multiples agaceries relationnelles semblent avoir été mystérieusement téléguidées dans l’hypothèse de déclencher en nous, par réaction, des re-positionnements utiles. C’est à prendre ou à laisser. La bonne idée et l’antidote à l’encroûtement, c’est quand on comprend les choses ainsi et qu’on s’en sert pour se remettre en cause. Merci donc à ces gens qui nous tiraillent et que dans l’Inde ancienne on appelait des “Upagurus” qui sont des gens qui ont fonction de gourou, mais de façon non officielle et sans même s’en rendre compte eux-mêmes (des emmerdeurs utiles quoi !).
Voici maintenant un antidote naturel qui surgit le jour où on comprend qu’on apprend de nos conneries, de nos erreurs et idées fixes. Je veux dire par là le jour où on réalise que tout ce qu’on a vraiment acquis, c’est souvent à la suite d’une erreur ou d’une faute qui nous a, par réaction, obligé à découvrir quelque chose qu’on aurait pas vu sans cela. Il m’arrive parfois de réaliser que si j’ai quelque peu avancé dans mon existence et peut-être aussi découvert certaines choses intéressantes, c’est sans doute en partie parce que je me suis souvent planté. Comme la vérité absolue n’est pas à notre portée, il nous reste la possibilité de nous en approcher en découvrant ce que révèle indirectement la fausseté. C’est ainsi qu’on peut améliorer quelque peu sa tête de bourrique quand derrière un “merde je me suis trompé, ce n’est pas ce que je croyais…” on ajoute discrètement ce subtil commentaire : “ ça va me permettre de réaliser ou d’intégrer quelque chose d’intéressant ».
Et puis, et puis, et puis… Des antidotes au verrouillage de la connerie, il y en a bien d’autres. C’est à chacun de découvrir les siens, ceux qui marchent le mieux. C’est au résultat qu’on peut déterminer la validité de sa propre façon de faire (c’est à ses fruits qu’on reconnaît l’arbre). Si on se débrouille pour être le plus souvent de bonne humeur, sympathique et content ; si on se met à pardonner ou excuser facilement, si on sait voir ce qu’il est bon de voir ou si on sait facilement fermer les yeux quand il est bon de les fermer, alors on sait qu’on est sur la bonne voie. Si par contre on accumule les regrets ou les remords, ou si, par exemple, on devient susceptible et réactif à la moindre provocation, alors on sait qu’on est en train de se fourvoyer. Ce baromètre intérieur, d’autant plus facile à consulter qu’il s’impose de lui-même, ferait bien d’être considéré comme le témoin le plus sûr qui nous renseigne en permanence sur la qualité de nos gesticulations…
Être un jeune con c’est logique et quasiment normal. On n’a pas encore eu le temps d’apprendre à réagir avec raffinement et intelligence aux multiples circonstances qui nous tombent dessus par surprise. Être un vieux con c’est beaucoup moins excusable (on pardonne ou on excuse quand même, certes, sinon ce serait le signe évident qu’on n’est pas plus dégourdi que ceux qu’on se permet de critiquer). Mais enfin, c’est quand même désolant d’avoir à constater qu’on a traversé toute une vie pour n’en recueillir que quelques aspects mineurs et sans intérêt, ou même parfois bien pire, de la rancœur ou de la désespérance.
Je suis convaincu que devenir un vieux con n’est pas une fatalité. “Tant qu’il y a de la vie il y a de l’espoir” dit-on ; Il est toujours temps pour se mettre à secouer ses sandales et pour les libérer de la poussière du chemin.
Au moment où j’écris les dernières lignes de cet article je me dis : « C’est bien joli de parler des vieux cons et de lancer des idées pour en réchapper quelque peu, mais c’est plus facile à dire qu’à faire, semble-t-il ! ». Oui, il semblerait, et pourtant je n’en suis pas si sûr. C’est logiquement plus facile qu’on se l’imagine si on admet que nous sommes animés par une « Perfection qui sait tout et qui peut tout », une instance invisible qui n’intervient pas dans l’histoire, sauf si on lui demande… (voilà qui me stimule pour un nouvel article). En attendant je vais faire un tour au jardin pour chercher à comprendre à quoi peuvent bien penser les tomates et les haricots pendant que je joue avec mes pensées.