L’état adulte

…/… Si l’on comprend que la vie est une mouvance transitoire, il est à supposer que pendant ce laps de temps, il y a sans doute mieux à faire que d’attendre que ça passe, dans une planque quelconque. Ne perdons pas de vue que c’est la tendance générale, chacun cherche à se caser dans un contexte familial et professionnel, aussi tranquille et confortable que possible. Comme il ne l’est jamais assez, on n’en finit plus de s’installer. Quand on est enfin prêt, c’est la retraite, il ne reste qu’à hiberner jusqu’à la mort ou faire un procès au voisin pour défendre ses droits.

Même si je caricature, il n’en reste pas moins qu’au fond de nous, l’enfant apeuré qui n’a pas grandi, se cherche une niche rassurante dans la société. Même s’il y a une part légitime qui appartient à l’adulte, on assiste le plus souvent à une foire d’empoigne dans ce seul objectif. La fièvre de « l’avoir » a supplanté depuis bien longtemps l’ambition « d’être ». C’est pourquoi, nous nous proposons d’avancer quelque peu cette question.

Nous n’allons pas aborder ici les hautes sphères de la spiritualité qui ne sont pas envisageables avant d’avoir établi en soi une configuration adulte. Ce dernier aspect des choses est devenu tellement crucial à notre époque, que c’est surtout sur quoi il y a lieu de se consacrer. Notre société ressemble à une vaste cour d’école sans surveillance, où des enfants irresponsables et chamailleurs s’agitent dans des corps d’adulte. Une « sagesse mondaine » s’affiche sur les mines doctorales d’enfants déguisés. Bien sûr, il ne s’agit pas non plus de généraliser à outrance, il existe aussi d’authentiques adultes magnifiques, mais ceux-là ne sont généralement pas sous les feux de la rampe. Par définition, ils ne recherchent pas ce genre de flatterie.

Bien souvent on vient me voir en me disant : « Je n’ai pas confiance en moi ». Il m’est arrivé de demander : « Mais tout d’abord, êtes-vous digne de confiance ? ». Cette question abrupte, pas toujours indiquée d’ailleurs, est destinée à orienter la pensée sur le « moi » dont on parle. Si c’est l’ego, il vaut mieux ne pas avoir confiance. Par contre, s’il s’agit de l’être authentique, la question ne se pose même pas. Dans l’immédiat, nous allons chercher à nous faire une idée de ce à quoi peut bien ressembler un être épanoui, libre et sans déguisement, un être humain naturel, adulte et équilibré.

Libéré des peurs intestines, illusoires et infantiles, un tel être va déployer les qualités naturelles qui sont celles de sa condition. Sous forme masculine ou féminine, l’être humain est doté des spécificités magnifiques qu’il détient à l’état potentiel. Peut-être d’aucuns ne les exprimeront jamais, d’autres plus ou moins partiellement, mais il n’en reste pas moins que chacun en est investi. Les plus avancés d’entre tous n’ont pas disposé de potentialités inexistantes chez les autres. Le seul fait d’être un homme ou une femme présuppose la présence à l’état latent d’un modèle parfait, que chacun exprime à sa façon. Le train d’information qui atteint l’être dans son état humain, traverse la psyché qui peut très bien le déformer chemin faisant, selon le degré d’élévation de la conscience. Mais au départ, il est vraisemblable que les potentialités essentielles transmises sont celles d’un modèle idéal.

On pourrait se représenter la perfection humaine de diverses façons, nous n’y insisterons pas, de nombreux mythes s’y sont consacrés. Nous nous contenterons d’envisager les facultés naturelles que nous pouvons de temps en temps entrevoir, exprimées librement, sans trop de pollutions mentales ou de contraintes psychologiques.

…/… Nous allons maintenant préciser quelques particularités typiquement féminines ainsi que d’autres assujetties à la masculinité. Ceci toujours, bien entendu, dans le cadre d’une expression adulte entièrement épanouie.

Le féminin libre et naturel exprime tout d’abord une influence subtile du sacré. Elle est sacrée. Chacun de nous est venu en ce monde en passant par une femme. Le Féminin reste à tout jamais la frontière entre cet inconnu mystérieux qui a précédé notre naissance et notre conscience actuelle. Une frontière entre deux mondes. Comme sans doute au commencement, où le premier regard perçu fut celui de sa mère, on cherche au fond des yeux d’une femme aimée son paradis perdu. Le féminin est l’intuition de l’au-delà. Elle révèle discrètement les reflets du Vivant dont le rayonnement direct est inaccessible. C’est pourquoi la lune qui nous révèle le soleil par reflet, est devenue dans l’antiquité l’un des symboles du Féminin. Dans cette acception, il convient de noter que le soleil est ici symbole du Principe divin universel et non pas le principe masculin qu’il peut aussi représenter dans une autre symbolique dont nous parlerons plus loin[1].

Il est bien évident que toutes les femmes n’inspirent pas immédiatement ce regard qu’on pourrait leur porter. Cependant il est essentiel, au sens étymologique du terme. Une femme est sacrée et ça ne se discute pas. Même les animaux respectent leurs femelles, le viol n’existe pas chez eux, seule la bête humaine est capable de tout inverser. Dans un naufrage : les femmes et les enfants d’abord ! C’est une évidence qui échappe aux supputations scientistes. « Je vous en prie, Madame, après vous ! », la galanterie n’est pas qu’une occasion de se faire valoir, il y a derrière une ancestrale reconnaissance du sacré. « C’est parce qu’elle est plus faible ! », clameront certains. J’ai envie de leur répondre : « Vous trouvez, vous ? »

Plus sérieusement, supposer qu’on conserverait des automatismes qui étaient justifiés du temps des aurochs ou des mammouths, temps où la force physique était capitale, c’est bien possible ; mais même à ces époques il y avait sans doute déjà quelque chose d’autre.

Qui n’a perçu cette émanation sacrée qu’une femme peut irradier parfois ? Que ce soit une vieille femme ou une petite fille, une qu’on aime ou une inconnue, il arrive quelquefois qu’un certain regard puisse discerner une présence sacrée qui force le respect. Quel que soit son physique, une femme est toujours jolie quand elle libère sa nature essentielle. Le plus souvent les femmes n’en sont guère conscientes et c’est peut-être mieux ainsi car quand elles veulent forcer la chose, la magie disparaît. C’est au détour d’un geste spontané, d’un regard innocent ou d’une réaction typique, qu’on peut surprendre cet éclair de luminosité, cet écho d’un autre monde.

Une femme épanouie est entièrement investie de cette présence et elle assume librement cet aspect de la féminité. La coquetterie n’est en soi qu’un ornement extérieur qui s’efforce bien souvent de masquer une misère interne, mais cela devient un hommage rendu au principe supérieur quand une parure discrète met en valeur ce qui est sacré. Toute femme est un symbole vivant de la Féminité, au sens supérieur et sacré du terme. Chacune exprime l’un des reflets.

Ensuite, une femme peut être mère. A ce titre elle développe un ensemble de particularités naturelles en principe destinées à l’enfant. Mais une femme authentique les projette dans tous les domaines de sa vie. Tout d’abord elle sait tout. Son intuition la guide plus sûrement que les raisonnements. Elle sait sans savoir comment elle sait. Principalement pour aider les autres, comme pour soigner un enfant, elle connaît spontanément le geste, l’action ou le mot juste. Sa compassion génère un phénomène d’empathie naturelle qui lui permet de tout comprendre. Mystérieusement inspirée par la Mère Universelle, elle comprend tout. Du coup elle pardonne tout. Elle est l’éternel refuge, quoi qu’on ait fait, elle a toujours les bras ouverts. Sa porte est toujours ouverte, elle est toujours là pour les égarés. Elle est Amour, amour inconditionnel. Elle est adulte.

Pour terminer ce rapide tour d’horizon, on envisagera cette femme magnifique dans son rôle d’amante. Précisément dans ce domaine, c’est elle qui va le magnifier. Sa particulière sensibilité va être naturellement inspirée par le beau. Elle va se synchroniser sur une harmonie que sa psyché rencontrera, qui sait où ? Eros est une divinité dans les mythes de la Grèce antique. Il symbolise cet accès au divin qu’elle manifeste au moment de l’étreinte. Grâce à elle, on est loin de la copulation animale. Le sacré va s’exprimer avec délicatesse et raffinement. Son corps n’exprime que l’aspect sensible d’un processus où sa psyché est illuminée du principe transcendant. Mais le corps lui-même est investi de mille reflets. Il est une phrase dans les écritures, une parole d’un homme plein d’amour qui a su percevoir cette réalité : « Ton corps est une harpe, je serai le vent pour la faire chanter…« . Bien sûr, un merveilleux instrument capable des plus belles mélodies, un corps dont on ne fera jamais le tour des possibilités. Il lui suffit d’un artiste qui, comme le vent, lui donnera la vie[2].

Telle que nous venons de décrire cette femme, c’est la Princesse, en ce sens qu’elle est investie de son principe supérieur qui est métaphoriquement royal. L’âge et la forme de son corps sont secondaires, elle a réalisé de façon effective ses potentialités de femme adulte. Qu’importent ses activités dans la société, c’est elle qui les illumine et non l’inverse. Il rayonne d’elle des reflets de la beauté humaine, qui témoignent à son insu de l’invisible Présence.

Lorsqu’un homme, lui-même, a développé sa potentialité adulte, son regard peut voir au-delà des superficialités éphémères. C’est un regard au second degré qui a appris, selon une expression alchimique, à séparer le « subtil de l’épais ». Si, d’aventure, ses élans le portent vers une femme chez laquelle il perçoit certains aspects de la Princesse, il lui vient un réflexe naturel. Un genou à terre !

Qu’il le fasse physiquement ou non, dans le secret de son âme ce geste symbolique s’impose à lui. Non pas pour s’humilier, ce qui serait absurde, mais pour honorer l’expression vivante du sacré. Il sait rencontrer le divin omniprésent, ailleurs que dans les lieux de culte. Alors, cet homme est devenu beau à son tour. Quand il se relève, il rencontre la raison d’être de sa dimension masculine adulte. Il est devenu Chevalier.

Ce que renvoie la réceptivité féminine avec toute la douceur de l’Amour, c’est le doux reflet du principe divin. Elle est lunaire, il est solaire. Le principe solaire est actif, il est action fécondante. Le principe lunaire est réceptif, il est fécondation. Il est créateur, elle est création. La première coloration du principe masculin est l’action, celle du principe féminin est l’Amour. Bien sûr chaque polarité dispose en elle-même de façon intrinsèque, d’une part de la spécificité de l’autre. Le symbole oriental du Yin-Yang exprime cet aspect des choses, en montrant chaque polarité à la poursuite de l’autre, en raison du fait que chacune est attirée par ce qui est effectif chez l’autre et « virtuel » en elle-même.

L’homme accompli est donc, comme nous venons de le voir, essentiellement Action. J’écris Action avec une majuscule, car il s’agit d’une action spécifique. L’Action du Chevalier dans ses multiples expressions est au service de l’Amour (avec une majuscule également). C’est le sens du geste symbolique du genou à terre. Toute action qui transgresse cette orientation est celle du vulgaire. Le vulgaire est soumis aux contraintes égoïstes de l’individu inaccompli, encore infantile et « brut de décoffrage ».

L’Action masculine ainsi définie est celle qui est déterminé par l’état adulte de l’Homme. Du coup il devient puissamment rayonnant. Il illumine tout ce dont il s’occupe. Il est créatif et créateur. Il peut être génial et il donne vie à des projets, à de nobles idéaux. Quel que soit son champ d’activité, il est soutenu en arrière plan par une intention pure. En conséquence il est à la fois parfaitement réaliste et suffisamment éveillé pour entreprendre ce qui tend vers les valeurs supérieures de la condition humaine. Sa raison perçoit facilement les logiques, il comprend l’essentiel, il est actif, il est acteur, il est responsable, il est présent.

Qu’il dirige ou qu’il obéisse, il pratique l’action juste. Conscient de son rôle dans chaque circonstance, il l’assume en Homme. Il sait obéir ou commander, sans autre pensée que faire de son mieux. L’Action est une expression de lui-même, il le sait. C’est pourquoi, les circonstances n’influencent pas sa façon de faire. Dans les petites choses comme dans les plus importantes, l’Homme devenu effectivement adulte recherche systématiquement l’action juste. Son regard éclairé lui permet de la reconnaître.

La Masculinité, nous l’avons vu, détermine l’Action au nom de l’Amour. Il en résulte des comportements naturels pour soutenir l’ensemble des activités de l’Homme accompli. Il est authentique et cela se voit. Il est honnête par nature et non par crainte ou nécessité. Il est digne, il est droit, il est juste. Il respecte ce qui est respectable et il n’accorde aucune respectabilité au factice, au superficiel ou aux engouements illusoires. Son discernement lui permet de connaître ses véritables devoirs et il sait se détacher quand il le faut du sentimentalisme ou de l’émotionnel.

Le Masculin reposant sur des bases stables et éclairées est nécessairement fort. Une force intérieure préside tranquillement en raison d’une parfaite lucidité. L’enfant a disparu, l’adulte est aux commandes. Le chevalier est représenté avec une cotte de maille ou une armure et une épée. Le symbole exprime d’une part qu’il est protégé ; il n’est pas touché par les coups qui viennent de l’extérieur, il y a longtemps que ses réactions égoïstes sont sans action sur lui. D’autre part, il a une épée. Celle-ci au service de l’Amour est destinée essentiellement à terrasser les monstres souterrains de la peur, car il est encore assujetti à l’instinct de conservation. De nombreux récits mythiques représentent le héros combattant ses propres peurs sous forme extériorisée de bêtes qui n’existent pas dans la nature, des dragons, Méduse, l’Hydre ou la Chimère, montrant ainsi l’aspect irréaliste de nos peurs.

L’Homme fort est par définition doux. Sans peurs l’agressivité n’a aucune raison d’être. L’Homme fort et doux est naturellement généreux. L’Homme fort, doux et généreux est naturellement courageux. Le courage est cette faculté naturelle qui anime l’Homme adulte. Ce n’est pas spécialement une vertu, c’est le résultat logique du déploiement naturel de la Masculinité. Le courage associé à la générosité conduit naturellement à l’héroïsme et au sacrifice. Le mot « sacré » est contenu dans le mot « sacrifice ». L’Homme adulte accomplit sans hésiter un devoir juste et sacré.

Pour terminer ces quelques illustrations de la pure Masculinité, nous ajouterons que le rayonnement masculin qui illumine ce qui l’entoure est fait de joie et d’enthousiasme. Il entraîne le rire, l’humour et la bonne humeur. Il est entraînant et son aimable clarté est contagieuse. Il y a à Aix en Provence une statue qui représente le Chevalier à la rose. Il est vêtu d’une cotte de maille, une épée au côté, tenant une rose sur son cœur.

L’Homme adulte comprend parfaitement ce symbole !


[1] Profitons-en pour rappeler que de mêmes objets peuvent être utilisés comme symbole pour représenter des choses très différentes. Seul le cadre dans lequel ils sont utilisés détermine ce qu’ils symbolisent. Ils n’ont pas par eux-mêmes une destination rigoureuse et spécifique. 

[2] Mais un homme ne peut que devenir cet artiste, par synchronisation, si cette femme telle que nous la décrivons a atteint l’état en question ; il y a des principes et des logiques imparables qui s’appliquent systématiquement.