Regards

La conscience de l’infinitude débute par l’impression de ne plus rien savoir. Lorsqu’elle survient, d’aventure, elle débouche sur deux possibilités. La première, la plus fréquemment adoptée, est un sursaut arrière, de style réflexe, pour retourner dans sa prison artificielle ; les limites qui nous isolent de la Vérité sont devenues des repères familiers et rassurants, alors qu’en fait, elles étranglent la conscience dans une focalisation mortifère autour des vicissitudes contingentes qui se substituent à notre raison d’être. La seconde possibilité, quand surgit une conscience d’infinitude, est de l’accueillir comme une bénédiction et de se jeter dans ses bras ; même si la Vérité de notre raison d’être n’apparaît pas en clair, cette immersion fugitive détermine le Repère majeur. Un repère, une foi, un contenant illimité sans contenu, à l’intérieur duquel les contingences ordinaires ne peuvent que prendre, d’une part, une toute autre signification, et, d’autre part, ne peuvent que se réorganiser mystérieusement sous l’influence invisible de cette « arche d’alliance » entre notre réalité terrestre et notre réalité céleste. Cette relation est ce canal qui abreuve notre condition humaine temporaire de la réalité véritablement vivante. Et selon que ce canal est ouvert ou fermé, les choses de la vie seront vivantes ou mortes.

Pour s’en convaincre, il n’est que de prendre acte des circonstances qui nous entourent. Lorsque nous percevons des périodes de stagnations ou les mêmes problèmes se reproduisent indéfiniment, les mêmes blocages, les mêmes situations impossibles à dénouer, les mêmes relations humaines sans issue, surtout avec les proches etc. , c’est le signe flagrant que nos efforts ne servent pas nos espoirs. Il faut souvent beaucoup de temps pour accepter l’idée de cette mort partielle de notre entendement ; on préfère le plus souvent s’étourdir un peu plus, et on génère autour de soi une haute pression de circonstances aussi importantes que urgentes, sans réaliser qu’elles surgissent sans cesse, par simple logique. En effet, le blocage du flux vivant ne laisse filtrer que ce qui concerne la vie animale, mais ne peut que stopper ce qui signifierait la vie de l’esprit (déploiement de circonstances pleines d’amour et de lumière). La vie est, en principe et par nature, mouvement et avancée dans le sens d’une évolution progressive de la conscience. Cela signifie qu’une vie normale devrait être accompagnée par des contingences de plus en plus ouvertes sur la réalisation effective de nos aspirations naturelles d’amour, d’union et par suite d’enthousiasme et de bonheur. L’absence d’évolution est synonyme de mort temporaire et par voie de conséquence les choses de la vie qui pourraient nous rendre heureux ont tendance à ne pas avancer non plus. Tout ce qui est constant et récurrent est, par définition, rigoureusement mort. C’est un report permanent de nos légitimes aspirations, telle une course poursuite vers la ligne d’horizon ou le pied de l’arc en ciel.

Pour se convaincre également en prenant acte de circonstances de notre vécu, on peut constater ce qui se passe en situation inverse. Même si ce fut fugitif qu’importe. Il est bien arrivé qu’à l’occasion d’une circonstance porteuse (la circonstance amoureuse est l’exemple le plus évident) on ait rencontré cette perception d’infinitude et qu’au moins pendant la durée de l’abandon à son influence les choses de la vie prenaient alors une toute autre coloration. Il n’est que de prendre acte que si cette coloration typiquement vivante avait été prise au sérieux et qu’elle ait fait autorité sur les instances mortifères, rien au monde n’aurait pu empêcher le déploiement effectif de circonstances inattendues et bienvenues sur tout ce qui était impliqué dans notre parcours.

Comme nous avons tous tendance à vouloir justifier nos choix et décisions, quels qu’en soient le résultat, on se fait facilement l’avocat du diable. On préfère réfuter ce qui précède plutôt que d’ouvrir simplement les yeux. Mais entre soi et soi, quand il n’y a personne pour entendre, on pourrait accepter de voir le bilan tel qu’il est. Si tout n’est pas mauvais, certes, combien d’enseignements pourraient être enfin retenus pour s’engager délibérément dans les voies de sa raison d’être et de produire autour de soi leur plus merveilleuse expansion. Et quand bien même ce ne serait qu’un peu, ce serait déjà un bouleversement considérable.

Cependant, il ne suffit pas de nous en tenir à un simple constat. Encore faut-il prendre le taureau par les cornes et décider de s’y mettre. Pour commencer il va falloir remettre à l’endroit ce qui a été inversé. Puisque preuve est faite que notre hiérarchie des valeurs a bloqué ses promesses, il va falloir commencer par inverser les valeurs les plus significatives de nos conditionnements. Sans entrer dans des détails qui nous feraient sortir de notre propos il va falloir envisager de renier des points de vue qu’on a adoré et adorer des points de vue qu’on a renié. Des choses réputées importantes devenant insignifiantes et des choses insignifiantes devenant des repères primordiaux. Pour aider à cette rétroversion du regard dans notre façon d’apprécier la réalité, nous allons nous intéresser à celui-ci.

Il y a le blanc, le noir et le translucide.

Le blanc et le noir sont des interfaces de peintures opaques que nous posons sur les choses avec notre regard conditionné. C’est un regard construit à l’aide de critères individuels d’évaluation. C’est un regard de survie (par défaut) qui permet de parer au plus pressé dans la superficialité du monde illusoire qui appartient, aussi, à notre condition.

Le translucide est une interface qui permet de percevoir par une « coloration » indéfinissable le « numineux » de toute chose. Le numineux est cette « Puissance agissante » au delà du visible qui conditionne les choses. C’est le regard inné et par nature qui permet (s’il est activé) d’orienter sa vie dans les voies de sa raison d’être.

Le blanc et le noir déterminent la vision par dualité. Les actions conséquentes sont déterminées par des comparaisons et des choix. C’est un gris permanent puisqu’il y a (avec ce regard) en surface de toute chose du blanc et du noir. L’existence ne peut se dérouler dès lors que par compensations et résignations. C’est l’existence sans la vie.

Le translucide est une « coloration » unique. Il génère donc une vision indifférenciée. Les actions conséquentes sont déterminées par l’évidence. C’est un « Juste » permanent puisque directement lié à sa raison d’être (et plus encore…). L’existence ne peut que se dérouler dans un éveil progressif de la « resplendeur » de notre condition (ce reflet intelligible de la Splendeur universelle). C’est l’existence Vivante qui est posée comme hypothèse (à prendre ou à laisser) du jour où cette lueur de connaissance apparaît dans notre condition terrestre.

Le blanc et le noir sont à l’origine du mental qui leur est nécessaire pour évaluer. Le translucide est conduit par la spontanéité de l’Intuition pure qui infléchit sans réfléchir.

Dans notre état d’imperfection nous avons tout de même droit à des intermittences, et nous ne devrions favoriser que les moments de vision translucide pour décider sans discuter nos orientations (le plus souvent on fait l’inverse). D’ailleurs, quand la raison s’en mêle, il est assez facile (si on y fait attention) de distinguer la source du regard qui motive telle ou telle aspiration comportementale. D’une part, une analyse rapide permet de voir ce que cette aspiration contient : s’il y a des justifications relatives au « connu » le blanc/noir est dans l’air ; si cela semble inconséquent, on peut soupçonner le translucide.

D’autre part, le regard translucide est obligatoirement accompagné d’un sentiment évident de confiance et de paix sans arguments ni justifications possibles où l’on pourrait mettre des mots ; un élan de type « amoureux » qui ne sait pas pourquoi…

D’innombrables enseignements du lointain patrimoine humain évoquent cette dimension caractérisée au départ par un état d’ivresse (la perte des repères ordinaires du mental), suivi ensuite par un état « amoureux » (la résonance entre l’amour individuel et l’absolu). Il est évident que le microcosme est à l’image du macrocosme et que l’apparition du regard translucide dans la dimension humaine est offert, par nature et dans son creuset le plus évident, dans l’étreinte homme/femme ou l’état d’infinitude peut apparaître sans l’avoir cherché. Encore faut-il ne pas profaner la circonstance en interprétant à l’envers la matérialité des choses. La chair de l’esprit ou l’esprit de la chair sont intimement liés ; la Faute originelle est de les avoir distingués (le regard blanc/noir). La libération par le feu est de les rassembler dans l’infinitude de l’unicité (le regard translucide).

Ces quelques considérations sur nos diverses possibilités de voir les choses nous ramènent à la modification de la hiérarchie des valeurs envisagée plus haut.

Qu’en serait-il si nous décidions que nos arguties mentales à propos de nos grands choix de vies avaient peu d’intérêt et si nous donnions une importance primordiale aux élans irréfléchis de l’âme survenant au coeur de l’infinitude ? Qu’en serait-il si on convenait que le guide essentiel de notre existence s’exprimait uniquement dans de tels moments ? Qu’en serait-il si on ne prenait aucune décision d’importance sans l’avoir précédé d’un bain de paix absolu au centre du mystère pour qu’il prolonge son influence sur nos orientations ? …

Même si l’existence offre diverses possibilités de circonstances pour rencontrer cet état, dans tous les cas il s’agira d’une violente exaltation de l’amour. C’est seulement grâce à cette violence-là que la raison peut s’égarer un moment et laisser la conscience se transcender dans l’infinitude de sa réalité essentielle.